mardi 27 septembre 2016

La chasse-galerie JOCELYN BÉRUBÉ

Serge Brunoni | Galerie d' art Archambault
Ah, mes amis, la chasse-galerie, parlons-en. C’est une légende qui n’a pas fait couler beaucoup d’encre sur papier, mais qui a brassé beaucoup de salive dans la bouche des conteurs d’ici.

A travers les lueurs de la pleine lune, c’est vrai qu’on ne voit plus dans le ciel d’hiver ces fameux canots volants comme avant. Car il y avait des gens qui croyaient en apercevoir de temps en temps. Ça, mes amis, c’est une histoire qui commence dans un des ces anciens chantiers du nord. Un soir d’hiver comme tant d’autres. Des bûcherons dans leur camp s’ennuyaient de leurs familles, de leurs blondes. C’était pas comme aujourd’hui. Il n’y avait ni route ni autoroute à travers les bois et les fibres. Les gars montaient pour bûcher à l’automne, avant les glaces, par les rivières en canots, et ne redecendaient qu’au printemps, après la débâcle. La route, c’était l’eau, et quand elle était gelée, bien «c’était à l’eau». Tu ne pouvais plus voyager. Pas besoin de vous dire que les soirs d’hiver étaient longs et ennuyants. Pas mal plus que maintenant. Un de ces soirs d’ennuyance, donc, un bûcheron, le grand Baptise Beaufouet, a dit aux autres:

« On serait ben à soir, les gars, à fêter et danser chez nous au village. Il y a sûrement une veillée chez le père Bourret. Ah, si je pouvais donc y être avec ma blonde. Pour y conter fleurette, y donner un beau bec à pincettes. »
A côté du poêle à deux ponts il y avait le cook, le cuisinier qu’on surnommait Jos Grosse Fourchette parce qu’il n’était pas subtil trop trop dans ses fricots. Là, il écoutait sans dire un mot. Il ne faisait pas juste des bines et des fèves au lard du matin au soir. On le soupçonnait de faire aussi de la magie noire. Tout à coup, il leur dit dans le tuyau de l’oreille : « C’est bien simple, les gars, on va y aller en chasse-galerie. »

« Quoi!!! dirent-ils. En canot volant dans les airs, tu y penses pas, c’est interdit .»

« Oui, oui, répond-t-il, nous serons en bas avant minuit. Il faut juste pas prendre de boisson forte pendant le voyage, pas dire de jurons, éviter de frôler les croix des clochers d’églises et revenir en douce avant le lever du jour. »

« C’est OK, dit Baptiste Beaufouet. Il y a du diable là-dedans mais pour voir ma blonde, je suis prêt à n’importe quoi, surtout à 300 kilomètres de la maison. Vite, les gars ! tout le monde dans le canot. Enlevez vos scapulaires. On est le nombre pair, c’est ça qu’il faut .» Il faisait assez frette que la neige crissait sec. La Grosse Fourchette infernale s’installe en arrière comme gouvernail et leur demanda de prononcer avec lui la formule magique : « Acabri, Acabra, Acabragne, canot volant, fais-nous voyager par dessus les montagnes. » Et le canot file, file comme le vent. Ça allait aussi vite qu’une autoroute électronique. Ça surplombait les forêts noires. Les avirons avaient un peu l’air de balais de sorcières qui balayaient les poussières d’étoiles. Au loin, ils commençaient à voir les petites lumières comme des chandelles sur un gâteau de fête au crémage blanc. Ah, ça va fêter en grand. En un rien de temps, les voilà rendus chez le père Bourret, où il y avait une grosse veillée. Les bûcherons sont reçus comme des rois qu’on n'attendait pas. Beaufouet faisait des steppettes avec sa blonde. Grosse Fourchette jouait des cuillères. Ça veillait en vieux péché, je vous en passe un papier. Mais le temps passe dans le temps de le dire et avant le lever du jour, il faut filer en douce et remonter au camp.

« Acabri, Acabra, Acabragne, canot volant, fais-nous voyager par-dessus les montagnes. » Et file encore le canot comme le vent. Et les bûcherons ont rapporté du vin de caribou. Il faut attacher Baptiste Beaufouet qui est saoul dans le fond du canot, il commencait à gueuler trop. Tout-à-coup la peur les prend, car le canot s’en va en zigzaguant. Baptiste Beaufouet se défait de son bâillon et lâche un juron : « Saint sapin de vieilles si croches en poêle de diable couetté pis noyé dans l’eau bénite! » On va-tu y arriver, pis vite!

Le canot frappe une épinette blanche et les bûcherons dégringolent en bas comme des perdrix dans une neige en poudrerie. Heureusement pour les gars, les bancs de neige les ont reçus comme des matelas. Ils étaient pas trop loin du camp. Ils ont fait le reste du voyage à pied pour dégriser. Ils avaient des éraflures, des égratignures, des écorchures, des engelures, des boursouflures, mais pas de cassures.

Il se sont bien promis qu’ils ne courraient plus la chasse-galerie. Mais c’est vrai, mes amis, car de nos jours on n’entend plus personne raconter qu’ils ont aperçu un canot volant dans le frisquet de l’hiver. Peut-être qu’un jour quelqu’un racontera qu’il a cru voir dans un rayon de lune, au-dessus des grandes forêts coupées à blanc, un canot volant non identifié qui vient voir si malgré tout sur terre on sait encore s’amuser et faire la fête. On appellerait ce canot la chasse-galaxie. Et cric crac croc, sac à tamis, sac à tabac, tant pis pour ceux qui n’y croient pas, car mon histoire finit d’en par là.

Lexique
Blonde : jeune fille courtisée en vue du mariage
Cook : cuisinier
Bec en pincettes : Court baiser en serrant les joues
Fricot : repas de famille
Bines : haricots
Frette : grand froid d’hiver
Steppette : danse ou pas de danse qu’on fait seul

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